Deux jours assis sur 6 kWh

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Ne supportant plus d’être seul dans ma caisse 5 places pour mes trajets domicile-travail, 55 km au bilan carbone effroyable et sans alternative en transport en commun, j’ai caressé le doux rêve de rouler dans un véhicule électrique monoplace alimenté par Enercoop. Je suis d’abord allé au concessionnaire Renault du coin, car leur Twizy semblait une option viable, même si sa modeste autonomie posait question : 100 km officiels, soit 50-70 km réels, sachant que le relief sur mon trajet est avantageux à l’aller (descente vers la mer) mais problématique au retour lorsque je remonte dans ma montagne (650 m de dénivelés cumulés). L’accueil de la concession m’a redirigé vers le spécialiste “VE” (véhicules électriques), qui a immédiatement déclaré mon projet de descendre tous les jours à Marseille en Twizy irréaliste. D’ailleurs, l’hiver avec le chauffage, l’autonomie est encore plus faible, me dit le monsieur en costard cravate. “Ce qu’il vous faut c’est clairement une Zoé”, pointant un véhicule cinq places à peu près de la taille de celui que je conduis actuellement quasi à vide tous les jours, pfffff. Je ne prends même pas la peine d’expliquer à Renault que le Twizy, un concept aussi “barebones” que possible, n’a bien évidemment pas de chauffage. J’ai compris qu’il faudrait faire autrement pour voir si ce rêve était si fantasque que ça.

Mon frangin vendait bien son Twizy, mais il faudrait le ramener de Londres jusqu’en Provence… Au moins, aucun soucis pour le service des mines avec un volant à droite lors de l’importation du véhicule immatriculé GB, car il n’y a qu’une place centrale dans le Twizy (et une mini place passager, juste derrière le conducteur). Pour couvrir les 1300 km, à raison d’étapes de 50 km, il faudrait plus de 100 heures non-stop. Enfin, non-stop avec un Twizy, ça se traduit par 1 heure de conduite, suivie de 3h30 de recharge, répété 26 fois… Par contre importer la Twizy devenait possible en empruntant l’auto-train Paris->Marseille, un bon vieux service SNCF, tellement pratique qu’il sera supprimé en décembre prochain, pas assez rentable. J’ai plongé dans l’univers inconnu des bornes de recharges publiques pour VE, afin d’évaluer si les 200 km du trajet Dieppe-Paris était possible avec des sauts de puce de moins de 50 km, Dieppe étant choisi comme étant le port avec une liaison ferry trans-Manche le plus proche de Paris.

Itinéraire Dieppe-Paris Bercy, par étapes de moins de 50 km passant par des bornes de recharge
Itinéraire Dieppe Paris, par sauts de puce de 50 km, via des points de recharge publics…

Premier enseignement de cette préparation, le réseau des bornes de recharge publics est beaucoup plus dense et développé que je le pensais, y compris dans l’arrière pays rural Normand. Par contre c’est un épouvantable casse-tête pour pouvoir se recharger à travers des départements différents, voire des communes voisines. Chaque couche du mille-feuille administratif territorial a installé son propre réseau de bornes, avec ses propres badges RFID, ou sa propre appli mobile, il faut multiplier les abonnements et les “pass” pour ne pas risquer d’arriver à une borne de recharge sans pouvoir s’y brancher. J’ai limité mon porte feuille à deux badges : Freshmiles et Chargemap, qui m’ont permis de m’en sortir lors du périple que j’ai donc décidé de tenter. Avant le grand départ, j’ai équipé 25 mètres de rallonge 3×2.5 mm2 avec un kit de prises Shuko/E/F, CEE et Type 2/Mennekes (T2), ce dernier format étant en passe de devenir le standard en Europe pour les bornes de recharge VE publiques. N’ayant pas réussi à trouver une prise T2 à temps avant de partir, j’ai dû commander un adaptateur vendu une vraie fortune, même en ligne. Plutôt que chez les habituels gérants du Net, j’ai acheté un adaptateur fait sur mesure par Martin, ingé indépendant basé sur l’île de Colonsay au large de l’Ecosse (jetez un oeil à la webcam devant son magasin…).

Twizy embarqué sur le Côte d'Albâtre
Twizy, pont 4 du côte d’Albâtre, en direction des côtes Normandes

Mon frèro m’a envoyé la Twizy sur un plateau (sens propre et figuré) jusqu’au port de Newhaven, promptement embarquée sur le Côte d’Albâtre au milieu des thermiques qui la toisent avec curiosité ou dédain. La Twizy et moi avons débarqué en pleine nuit à Dieppe avec une charge à 100% de la batterie de 6 kWh. J’avoue que la première étape, ma première expérience en VE, a été à la fois euphorique (trip Mario Kart ou Anakin Podracer, c’est selon) et un brin angoissante. Au fur et à mesure que l’on s’enfonçait dans la nuit noire en rase campagne le long de petites départementales, voire communales, l’absence totale de signes de vie autre que les lapins laissait présager un sacré plan galère en cas de panne sèche d’énergie. Je me voyais mal, rallonge à la main, réveiller les Normands qui dormaient derrière les imposants murs d’enceinte de ces fermes fortifiées. Or mon auto-train ne m’attendrait pas, il fallait rejoindre la gare de Paris-Bercy en moins de 48h, c’est à dire en alternant 1h de conduite, 3h de recharge. Pas le temps de la pousser jusqu’à Paris.

Première borne de recharge atteinte en pleine nuit, ouf le badge RFID a lancé la charge…

J’ai passé la première nuit en tranches de 2h de sommeil, recroquevillé sur le siège du Twizy. La veille, avec la chaleur torride durant l’embarquement, j’avais démonté les fenêtres en plexiglass amovibles pour améliorer la clim naturelle. Mais la nuit en Normandie, et bien ça pèle sérieusement, même en juillet. J’ai remonté les vitres vite fait, je me suis vêtu de tout ce que j’avais dans mon sac à dos, j’ai calfeutré les plus grosses entrées d’air dans cet engin pas du tout étanche, et j’ai été bien content quand le soleil s’est enfin levé 🙂 Durant le jour j’ai commencé à prendre le pli avec la conduite “éco”, accélérer avec méga douceur, utiliser le frein moteur (mode “re-gen” qui recharge la batterie), prendre de l’élan dans les descentes pour remonter les pentes qui suivent, bref pas sans rappeler le vélo… Et première pointe à 82 km/h (bridage constructeur, la vitesse max mécanique est bien plus élevée), ça colle toujours aussi bien à la route. Du coup l’autonomie estimée par le calculo monte progressivement, jusqu’à atteindre un 85 km qui est peut-être sûrement optimiste, mais qui laisse présager que mon objectif ultime de 55 km domicile-travail est peut-être réalisable 🙂

Record d’autonomie estimée par le calculateur après une journée de conduite bien bien “éco” 🙂

Petit shot d’adrénaline quand je réalise sur la route des crètes surplombant la Seine, qu’émerveillé par les vues sublimes j’ai totalement zappé de m’arrêter à ma borne de recharge prévue 15 km plus tôt. J’ai fait 45 km, la prochaine borne prévue est à 25 km, trop risqué en plus ça grimpe. Je scrute la carte des bornes Chargemap, arghhhhhhh, la plus proche c’est un crochet de 10 km par un parking Intermarché à Mantes-la-Jolie. Au lieu de recharger peinard dans le parc naturel du Vexin, je vais devoir patienter 3 très longues plombes au milieu de la zone commerciale… Je ne me referai pas prendre, même si le jus du supermarché est gratos !

La Twizy fascine les autres conducteurs, les piétons, les jeunes, les vieux, un vrai catalyseur de conversations. Sur le parking d’Inter, une mec tourne encore et encore autour du véhicule attaché à son biberon. Il me rejoint, tapis à l’ombre en train de manger mon 4ième sandwich Mother’s Pride & cheddar en 24h, et me demande combien ça coûte. “Wow, 7000 balles c’est pas cher” répond-il, “et il a une sacré gueule en plus ! Est-ce que Renault le fait sans les portes ? Oui, ah ben super alors ! Et est-ce qu’ils font une version Cabriolet, genre sans toit quoi ? Non, ah ça c’est dommage alors. J’ai vu qu’il y a assez de place à l’arrière pour remplacer le moteur électrique par un moteur de moto d’au moins 1000 centimètres cube”. Interloqué, je demande pourquoi il n’achèterait pas plutôt directement un quad, “ben non, j’en ai déjà un”.

Bivouac sans les hautes herbes, parc public de la banlieue Parisienne
Banlieue déshéritée de Paris, maisons inhabitées probablement parce que les proprios n’ont pas survécu à la baisse des APL

Après 24h de sauts de puce, j’ai atteint la banlieue parisienne. Ayant un peu d’avance, et la nuit précédente à dormir assis dans le cockpit ayant été rude, j’ai passé ma deuxième nuit allongé dans les hautes herbes d’un parc public. J’ai dormi sur mes deux oreilles, les banlieusards du Vésinet ne m’ont pas trop dérangé, toutes ces petites bicoques sans prétention semblant totalement inhabitées. De bon matin j’ai décampé, avant-dernière étape la traversée de Paris, le long de la Seine toujours. Avec moins d’une demi charge de batterie, je suis passé de la distante banlieue ouest de Paris jusqu’au cœur sans cœur de l’hexagone : le Ministère des Finances, adossé à la gare auto-train de Paris-Bercy.

Là, pendant que la Twizy rechargeait sur le parking pas donné de la gare, armé de ma seule clé de 13 et d’un tournvis T30, j’ai démonté la porte gauche du véhicule. Et oui, tous les véhicules de la Twingo au Hummer grimpent tels quels sur les wagons de l’auto-train de la SNCF, sauf les Twizy dont les portes qui s’ouvrent en élytre ne sont pas compatibles avec le plafond bas des wagons… J’ai rattrapé le Twizy à Marseille le lendemain matin via un bus Macron de nuit, parce autant j’ai pris l’Eurostar plutôt que l’avion lors de l’aller pour Londres, autant j’ai plus les moyens de me payer le TGV Paris-Marseille, probablement parce qu’en juillet c’est plus fréquenté dans ce sens là 🙁

Porte en élytre gauche démontée, sinon pas d’auto-train…

Au petit matin à Marseille, en attendant l’ouverture du guichet de l’auto-train, je suis allé consulter mes emails dans le petit jardin partagé du campus Saint Charles où je travaille d’ordinaire, mais il est vrai totalement désert un samedi à 7h du mat. Les vigiles m’ont viré manu militari alors que je me débarbouillais dans les toilettes de l’amphi Peres, ils ne semblaient pas me croire quand j’ai présenté ma carte d’enseignant-chercheur. Peut-être ma barbe de 3 jours, mon sac à dos, je ne sais pas. J’ai récupéré la Twizy à la descente du wagon de l’auto-train, remonté la porte, et entamé la dernière et plus critique étape : Marseille Saint Charles, mon lieu de travail, jusqu’à mon domicile dans le Var. Un test à blanc de mon doux rêve, 55 km en remontant la pente avec deux massifs à gravir, celui de l’Etoile (car le Twizy ne peux emprunter la voie rapide via Aubagne), puis celui de la sainte Baume. J’ai une batterie chargée à 100% et un litre d’eau car il fait déjà plus de 30°C… J’ai passé la nuit dans le bus à étudier la carte des bornes de recharge, j’ai trois options sur l’itinéraire pour recharger si je sens que l’autonomie ne va pas être suffisante, la dernière à Saint Zacharie, juste avant la montée de la Sambuc qui mène aux hauts plateaux Varois de ma destination. J’ai donc usé de la conduite la plus éco possible, gravi le Col des Hirondelles et passé sans m’arrêter les deux premiers points de recharge. Arrivé au dernier point de recharge possible, à l’entrée du Parc de la Sainte Baume, la batterie affichait plus de 30% de batterie, soit selon la calculo encore environ 35 km d’autonomie. Cette estimation étant basée sur les derniers kilomètres sur du plat, voire en légère descente, l’autonomie allait rapidement être confrontée à la réalité des 15 km restants, dont 5 bons kilomètres en montée assez raide. J’ai repris la route en ignorant ce dernier oasis avant le désert électrique à venir, il fallait bien tester si ce retour hypothétique du taf pourrait se faire sans recharge…

Encore un col et c’est la maison 🙂

A ma grande surprise, la calculo n’était pas si à l’ouest que ça, car après ce dernier dénivelé, je suis arrivé à destination avec 18 km d’autonomie restante, soit un réserve d’environ 20% de batterie ! Le doux rêve deviendrait réalité ? Certes j’ai conduit en mode méga super éco (ce qui ne m’a pas empêché de faire une pointe à 80 km/h pour fêter l’arrivée en haut du dernier col), pas sûr que ce soit faisable dans le flux de circulation intense des jours de semaine. Et surtout il faudra voir ce que ça donne en plein hiver avec 50°C de moins, les batteries lithium-ion perdent en effet beaucoup en performance avec des températures faibles. Faudra certainement que je trouve une solution pour recharger la Twizy dans un garage fermé attenant à un local chauffé l’hiver, pour éviter que la batterie ne soit exposée aux températures bien négatives qu’on peut vivre sur ces hauts plateaux Varois – même si c’est difficile à croire avec les plus de 40°C de canicule du moment. Pas sûr d’ailleurs que la Twizy suffise à faire baisser le thermostat.

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